Une musique calme embaumait l’atmosphère. Un écran de télé derrière le bar diffusait les dernières informations. Le barman nettoyait nonchalamment ses verres en prévision du coup de feu du soir. Il n’avait jamais vraiment de problème avec sa clientèle huppée qui venait se détendre après une journée interminable de bureau dans les immeubles de Wall Street.
La porte façon vieux pub irlandais s’ouvrit. Les quelques clients se tournèrent, grimacèrent, puis les mines renfrognées, détournèrent le regard. Le barman fronça les sourcils lorsque l’homme entra. Il était vêtu de loques crasseuses qui le recouvraient des pieds à la tête. Une barbe lui mangeait le visage aussi sûrement que la vermine qui courrait sur son corps. Son odeur le précéda quand il vint s’assoir au comptoir. L’audacieux souriait, les yeux brillants de celui qui vient de gagner au loto. Le barman eut à peine le temps d’ouvrir la bouche que le vieux bougre sortit un billet crasseux qu’il aligna sur le bar.
- Une mousse garçon ! héhé.Le barman n’eut d’autre choix d’obtempérer, ostensiblement à regret.
La mousse blanche se forma sur ses poils rêches quand il porta le verre à ses lèvres. Le vieux se tourna vers l’écran en se calant confortablement sur son tabouret, toujours ce sourire aux lèvres.
- Monte le son garçon, c’est l’passage que j’préfère.Le barman surpris se tourna vers l’écran. Les pubs. La télécommande en main il appuya sur le bouton. L’écran grésilla un instant, puis le paquet de céréales laissa la place à un écran noir, largement parcouru de parasites. Croyant un instant la télé en panne, le barman allait taper sur l’écran mais une voix s’éleva des hauts parleurs.
Le clochard gloussait dans sa barbe.
- Le moment qu’je préfère j’disais.. héhéLa voix s’éleva, spectrale et solennelle.
- Citation :
- « Fini le temps où les riches s’en mettent plein les poches, toujours plus. Marre des bureaucrates engraissés sur le dos des démunis, marre des politiciens vampire qui sucent le sang de la plèbe, marre des élites qui te disent quoi faire… L’ordre des choses se renverse, c’est inéluctable, c’est écrit. Tremblez puissants ! La pyramide s’inverse et ceux qui se croient tout en haut à l’abri de la multitude crouleront sous le poids immense de la multitude. Il est temps de rejoindre la porte, là où se massent ceux que l’on ne voit pas. Car la porte est ouverte, et ils ne pourront plus la refermer. »
La voix se tut au moment où une vieille gravure apparut à l’écran, représentant la fameuse pyramide à l’envers…
Tous les yuppies regardaient ahuris la vieille image défraichie.
Le clochard gloussait.
- Héhé, j’vous l’avais dit, l’meilleur moment…Il se leva prestement, dans un nuage nauséabond. Un petit paquet tomba de sous sa parka pour rouler sur le sol, inaperçu.
De sa démarche chaloupée, le vieil homme poussa la porte, le paquet de céréale reprit sa place sur l’écran, les yuppies reprirent leur souffle.
Ils ne comprenaient toujours pas, mais ce n'était qu'une question de temps.